« _ C’est quoi cette pizza ?
_ Calabrese, c’est dément. Tu vois l’espèce de chorizo la ? Eh bah en fait c’est du calabrese. C’est presque pareil mais ça change tout. Tiens goute.
_ Ah oui c’est bon. Ça pique un peu.
_ « C’est bon ? » Tu veux rire ou quoi, c’est du délire !
_ Oui enfin c’est une pizza quoi.
_ Ah tu me chagrine Etienne, tu ne sais pas profiter des bonnes choses. Elle est comment ta salade Ceasar ?
_ Au poulet. Tu as entendu la dernière crasse que Luis a fait au département juridique ?
_ Oh non on va pas parler boulot on est en pleine pause ! On reprend du vin ?
_ Allez.
_ Comment va ta femme ?
_ Mal. Enfin mal. Toujours pareil quoi. Elle se plaint. Elle m’emmerde.
_ Quitte la une bonne fois. À chaque fois qu’on mange ensemble tu me dis la même chose.
_ T’as qu’à pas me poser toujours les mêmes questions aussi. « Comment va ta femme? » T’as pas plus con comme question? Et puis pourquoi je la quitterais ? Pour trouver mieux ailleurs ? Mais y a pas mieux ailleurs mon vieux. La suivante sera pareille. Tu peux me faire confiance, j’ai épousé deux femmes. C’est toujours le même chemin : On est dingues l’un de l’autre, après on peut plus s’encadrer, et puis à la fin si on arrive à se supporter malgré tout, eh ben on reste ensemble.
_ Tu me déprimes. La vie amoureuse ne peut pas se résumer à trouver la personne qu’on arrive à supporter. Moi j’en attends plus.
_ C’est normal, j’en attendais plus à ton âge aussi. Et puis après deux ou trois coups de pieds dans les couilles j’ai compris qu’il valait mieux être content de son lot et la fermer. Tiens ressers moi un verre s’il te plait. Tu en es où toi ? tu niques un peu en ce moment ?
_ Pas qu’un peu ! Je suis sur Tinder, j’ai deux ou trois date par semaine.
_ C’est quoi un Daite ?
_ Faut le prononcer « dayte », ça veut dire rendez-vous en anglais.
_ Pourquoi tu dis pas rendez-vous alors?
_ Je sais pas, c’est comme ça qu’on dit sur Tinder.
_ Eh ben. Ça doit être quelque chose, trois femmes différentes par semaine...
_ Oui enfin ça c’est les bonnes semaines aussi, faut pas exagérer.
_ C’est toi qui dit trois par semaine.
_ J’exagère un peu. Mais enfin tu vois quoi. Je me débrouille.
_ Des fois Fabrice, je ne comprends absolument rien à ce que tu me racontes.
_ C’est la barrière générationelle.
_ Ça marche comment ton Tinder ?
_ Alors regarde je lance l’application. Tu vois la fille la. Tu vois sa photo, son nom et son âge. Donc la Sophie, 22 ans, est à trois kilomètres de nous.
_ Merde tu peux même savoir où elles sont ?
_ Pas vraiment, ça te dit juste à combien de kilomètres elles sont.
_ C’est quand même impressionnant.
_ On s’habitue. Tu veux que je te fasse un compte ?
_ Pour quoi faire?

_ Pour niquer mon vieux !

_ T’as bu trop de vin ou quoi ? J’ai une tête à tromper ma femme ?
_ Pardon, je pensais que ça te ferait rigoler de t’inscrire.
_ Laisse tomber j’ai plus l’âge. Bon tu veux savoir ce que Luis a fait au service juridique ?
_ Eh ... Pas vraiment. Fromage la dessus ?
_ On est à l’italien ils auront que du gorgonzola, je ne le digère plus.
_ Je vais m’en prendre moi, tu prends un dessert pour m’accompagner?
_ Non je vais finir mon vin et prendre un amaretto.
_ Tu as raison je vais te suivre la dessus, c’est excellent sur du fromage à pâte persillée.
_ Tu leur fais la cuisine à tes « date »?
_ Pas qu’un peu. Pour lever une petite meuf, il n’y a rien de mieux que de savoir faire la cuisine, ça les excite. Tu fais pas la cuisine toi ?
_ Ça m’emmerde, et puis avec le boulot qu’on a, quand je rentre je suis crevé. Valérie fait la cuisine le plus souvent mais moi... Oh si de temps en temps je fais des pâtes, avec une sauce pesto. Pourquoi tu me regardes comme ça ?
_ Je me dis qu’on est drôlement différents des fois.
_ Ça tu peux le dire. Alors figure toi qu’hier, Luis arrive au service juridique, et alors la...
_ Mais au fait on a pas une réunion client aujourd’hui ?
_ Si à quinze heure, pourquoi ?
_ Je commence à être pété moi.
_ Moi aussi, je vais faire une petite sieste dans mon bureau.
_ Je suis en open space moi ! J’ai pas de bureau !
_ Tu boiras du café t’inquiète pas. Si tu savais le nombre d’après-midi que j’ai passé bourré au bureau.
_ Si tu le dis. Tu veux pas un peu de mon gorgonzola?
_ Si vas-y coupe m’en un petit bout ça me fait envie finalement. Leur pain est nul ici c’est dommage.
_ comme dans toutes les pizzérias.
_ C’est vrai ça. Alors écoute : Luis arrive dans le service juridique, et la il commence à crier... Mais ... Tu m’écoutes pas là !
_ Mmh ? Si si je t’écoute.
_ Non tu m’écoute pas tu regardes ton portable. On dirait mon fils.
_ Il a quel âge ton fils?
_ Quatorze ans. Il est en troisième la.
_ Je sais pas si je voudrais des enfants un jour.
_ C’est du boulot.
_ J’imagine.
_ Non t’imagines pas, faut en avoir pour se rendre compte.
_ C’est drôle que tu me dises ça, mon meilleur pote, dont la femme a accouché il y a deux trois mois, me dit exactement la même chose.
_ Tous les parents te diront ça parce que c’est vrai. C’est du boulot. Souvent c’est du boulot ingrat mais il y a des moments vraiment magiques. L’autre jour je prenais mon café, et la Sophie ma petite dernière, viens me voir, elle me dit « Je t’aime papa. » et me fait un bisou sur la joue. Comme ça, pour rien.
_ J’aimerais pas avoir une fille moi.
_ Pourquoi ça?
_ Je sais pas, j’aurais peur qu’il lui arrive quelque chose.
_ Ça te fera peur avec un petit mec aussi va.

_ On reprend un amaretto?
_ t’as pas peur pour ton open space ?
_ Au point où on en est...
_ T’as raison. Donc Luis débarque dans le service juridique et la il se met à crier ... Ah, les amarettos. Salude.
_ Salude. C’est bon quand même l’amaretto.
_ Un nectar. je pourrais en boire des litres.
_ C’est un peu liquoreux, des litres je suis pas sûr.
_ C’était une image, sois pas désagréable. Tu fais quoi cet aprèm?
_ J’ai trois ou quatre prospects à travailler. Si je me débrouille bien, je pourrais rentrer cinquante mille avant la fin de la journée. Et toi?
_ Que dalle. Je vais sans doute gérer deux trois merdes. Ce qui est bien quand tu es chef de service c’est que tu n’as plus aucune tache urgente. C’est les fantassins qui s’y collent.
_ Les mecs comme moi en somme ?
_ Les mecs comme toi. Et puis un jour tu seras à ma place dans un bureau et il y aura d’autres fantassins qui feront le gros du boulot.
_ Le cycle de la vie.
_ Le cycle de la vie. Bon et alors Luis.
_ Ouais vas-y.
_ Il arrive dans le service, et la il se met à gueuler mais alors d’une force !
_ Oh attends t’as vu l’heure ? On va être à la bourre la.
_ T’as raison, je te raconterai plus tard.
_ Je prends l’addition.
_ Sois pas con je vais faire une note.
_ D’accord mais à charge de revanche.
_ Si tu veux. Tu as tout?
_ On est bon. »

Ils sortirent de la pizzéria, et furent fauchés par une voiture immédiatement. C’était Luis qui conduisait. Quand on le cuisina au poste de police pour connaitre ses motivations, il ne sut quoi répondre. Il tremblait. Il parlait de burn out, que tout le monde parlait de lui dans son dos. Il avait vu ses deux collègues sortir du resto et il avait accéléré, tout simplement. Si Fabrice était mort sur le coup, Etienne avait eu plus de chance. Il resterait tétraplégique, mais survivrait. Il est drôle de se dire que si Fabrice avait laissé Etienne finir de lui raconter l’histoire de Luis, qui avait crié dans le service juridique et renversé les affaires de ses collègues, jusqu’à se faire renvoyer immédiatement et escorter dehors par la sécurité, il serait sans doute encore vivant, et Etienne ne serait pas tétraplégique.

Calabrese

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